Ségolène Royal ou l'éternel retour du "féminin"

Ségolène Royal, la "femme nerveuse" ?

16 jui 2008 Par Stéphane Lavignotte 

sur le site de Médiapart

Faute d'avoir analysé les discours sexistes pendant la campagne des présidentielles, sommes-nous condamnés à les revoir en permanence revenir impunément ?


Il peut y avoir un débat sur l'usage que fait stratégiquement Ségolène Royal des cambriolages dont elle a été victime. Il y aurait un sujet d'enquête sur le retour de la surveillance des militants politiques, de la filature d'Olivier Besancenot à la création du fichier EDVIGE. Ces questions sont légitimes dans le débat démocratique. En revanche, on devrait s'inquiéter des arguments qui ont répondu aux déclarations de Ségolène Royal sur la libération d'Ingrid Bétancourt et sur la mise en cause du « Clan Sarkozy » dans le cambriolage de son appartement. Ces déclarations, s'attaquent-elles à ce qu'elle dit ou fait comme cela est légitime dans le débat démocratique ? Ou une fois de plus ces déclarations ne développent-elles pas des motifs d'arguments qui la réduisent à son sexe, à un « la-femme » pour reprendre le concept de Monique Wittig, à un « quelque chose au fond d'elle-même » qui ne lui autoriserait pas ses ambitions ?

"raison-enfant"

Le premier motif est celui de la « raison-enfant ». La femme n'a qu'une raison inachevée, incomplète, elle a beau être adulte, elle est toujours enfant. Ses frères et ses pères seront toujours ses parents et non ses égaux. Elle est sous tutelle et ferait bien d'écouter les grands. Elle est selon Laurent Wauquiez « la sophie des malheurs de Sophie », dont on se souvient qu'il lui arrive les pires malheurs parce qu'elle ne fait pas ce que lui recommandent les adultes. De même, selon François Fillon, avant de faire des déclarations sur la libération d'Ingrid Bétancourt, « elle aurait dû écouter François Hollande qui s'est comporté plus en homme d'Etat », tandis qu'elle, « était comme une petite fille dans une cour de récréation ». Voilà donc où mène de ne plus avoir d'homme dans sa vie pour guider sa raison restée enfantine... L'histoire récente des femmes est celle de cette tenue en enfance, en minorité. Le code de 1804 fait de la femme une mineure à vie. Les femmes doivent attendre 1945 pour obtenir le droit de vote, une partie de la gauche pensant que leur vote se ferait sous la domination de leurs maris ou des prêtres. Il faut attendre 1965 pour qu'une femme mariée puisse ouvrir seule un compte en banque. Aujourd'hui, dans les débats sur la prostitution ou le voile, combien de femmes voient leur parole délégitimée par ce thème de l'homme, du maque, du mari ou du grand frère qui serait le maître-adulte de leur raison-enfant ? Beaucoup d'hommes aimeraient d'ailleurs bien qu'il en soit ainsi. Ne prête-t-on pas à Sarkozy cette formule : « «Surtout qu’on me la garde et qu’on ne la change pas. C’est une opposante qui me va très bien » ? Enfant, poupée ou chien de compagnie ?
Il faut souligner combien cette image de l'enfant dans la cour de récréation, qui peut être utilisée sans désapprobation à propos d'une femme, est à ce point inacceptable pour un homme qu'elle aurait coûté sa place à PPDA...

Les pertes

Le second motif est celui de la « raison-nature »/ « raison-corps ». La femme – comme les noirs, les arabes, les jeunes de banlieues – a une parole de « sauvage », c'est à dire comme le rappelait Levi Strauss dans « Race et histoire », une parole qui l'a fait ressortir de la nature, des bruits de la nature, des animaux et non de la raison. Est « bruit », tout ce qui n'est pas « ma » façon de penser, base qu'il donne à sa définition de l'ethnocentrisme. A ce titre, la déclaration de Frédéric Lefebvre, l'un des porte-parole de l'UMP, est doublement intéressante. Pour lui, « la gravité des accusations proférées par Mme Royal est le signe qu'elle perd ses nerfs ». Le thème de la « perte » mériterait un long développement que pourraient abondamment illustrer les anthropologues. Dans les lois de l'Ancien Testament, la femme est forcément réduite à un état mineur en raison de ses pertes, de ses menstruations. Ses règles en font un être marqué par l'impureté et donc par l'incapacité de se rapprocher de la sainteté, au sens de l'incapacité à se rapprocher de Dieu. D'où l'interdiction de se rapprocher du Saint des saints, le lieu central du temple. D'où les nombreux versets sur l'impureté de la femme dans le Lévitique. Tout ce qu'elle touche devient impur, et toute personne qui touche ce qu'elle a touché le devient aussi.
Cette importance donnée aux pertes fait d'elle un être marqué par le manque, l'incomplétude. Les règles ne sont-elles pas le signal biologique qu'elle vient de « manquer » l'occasion d'une grossesse, qu'elle n'a donc pas profité de l'occasion de réaliser ce qui pourrait la rendre plus complète et vraiment « femme » : être mère ? Marie, fille pré-pubère, peut toucher la sainteté puisqu'elle est mère sans avoir connue les menstruations et le rester puisqu'elle n'aurait selon la lecture catholique - contre l'évidence du texte biblique - pas eu d'autre enfant...
Dans les sociétés traditionnelles, les règles d'isolement des femmes permettaient de repérer les moments où elles étaient contagieuses dans leur impureté. Mais aujourd'hui ? Plus rien ne venant marquer ce moment spécial, ne sont-elles pas soupçonnées d'être en permanence susceptibles de rendre impur ce qu'elles touchent ? Comment dans ces conditions accepter qu'elles rentrent dans les nouveaux saints des saints de l'économie, des médias ou de la politique, au risque de les rendre impurs et intouchables par ceux qui en sont les légitimes propriétaires : les hommes...

"Raison nerfs"

Pour Frédéric Lefebvre, ce que Mme Royal a perdu ce sont « ses nerfs ». Le bon sens ne brode-t-il pas justement sur ce moment des règles qui serait celui où la femme n'est que « nerfs », « énervement », où elle « a ses nerfs » ? Et si elle « avait ses nerfs » au moment d'appuyer sur le feu nucléaire ?
Cela nous rappelle que tout ces motifs d'une raison prisonnière de l'enfance, de la nature, du corps, renvoient au motif plus général de « l'hystérisation du corps des femmes » développé par Michel Foucault dans le premier tome de son « Histoire de la sexualité » comme « un des quatre grands ensemble stratégique qui développent à propos du sexe des dispositifs spécifiques de savoir et de pouvoir », les trois autres motifs étant la pédagogisation du sexe de l'enfant, la socialisation des conduites procréatives et la psychiatrisation du plaisir pervers. La femme est hystérisée en ce qu'elle est toute entière, selon Foucault, « qualifiée et disqualifiée » par son utérus, « corps intégralement saturé de sexualité ». La femme doit assurer la fécondité régulée du corps social, elle représente l'élément substantiel et fonctionnel de l'espace familial et a la responsabilité des enfants. Cet ensemble stratégique de l'hystérisation du corps des femmes a comme forme la plus visible « la mère » et une « image négative » : la « femme nerveuse ».
La raison-nature, raison-corps, raison-utérus, raison-nerfs est forcément le contraire de l'âme, de l'intelligence, et donc la négation de la raison-raisonnante, raison-adulte, raison-intelligence... raison-mâle. Prisonnière de sa raison-enfance ou de sa raison-corps, de sa raison-nerf, la femme n'a aucune légitimité à agir dans un système démocratique qui se veut régulé par la raison-raisonnante, l'échange d'arguments rationnels, la défense de l'intérêt général. Elle n'a pas la raison pour y agir, et cela se voit en particulier quand elle y échoue, quand elle fait des erreurs. Mettant en lien les dernières déclarations de Ségolène Royal avec son échec à la présidentielles, Jean-Pierre Raffarin se fait spécialiste des nerfs et déclare que « finalement le fait qu'elle ne s'est pas montrée à la dimension de l'enjeu, font qu'aujourd'hui il s'agit d'une personnalité politique fragile ».

Pas le droit à l'erreur

Mais il ne s'agit pas d'erreur.Une femme politique n'a pas droit à l'erreur. Des erreurs sont des mauvais choix, des choix produits d'un raisonnement. Ségolène Royal – ou Roselyne Bachelot – ne fait pas des erreurs mais des « bourdes », des « gaffes », termes qui renvoient à l'impensé, à la spontanéité, à l'immédiateté des nerfs qui parlent. Etre gaffeur n'est pas une pratique, un ensemble d'actes pouvant être soumis à la discussion publique. On fait des erreurs, on fait des gaffes, mais au fond on « est » gaffeur. Deleuze soulignait qu'il y avait des personnages qui sont à la mesure des concepts : à cet égard Gaston Lagaffe est à la mesure de la gaffe. Quand Libération titre « la gaffitude », il est fait référence à la « bravitude » évoquée par Ségolène Royal en Chine, cependant on pense moins à « la gaffe attitude » qui aurait pu renvoyer à une stratégie pensée et discutable qu'à une «lagaffitude » qui renvoie à une nature, une « lagaffité ».

"En tant que mère"

De son côté, Ségolène Royal ne prête-t-elle pas le flanc au développement de ces motifs sexistes ? Ne continue-t-elle pas aujourd'hui une double stratégie perdante débutée pendant sa campagne ?
On se souvient du premier motif de délégitimation qui lui fut opposé : celui de la femme au foyer. Après qu'elle eut déclaré qu'elle pourrait être candidate à la présidentielle 2007, Laurent Fabius s'était demandé : « Qui va garder les enfants ? ». La réponse à ces propos machistes fut double : une réprobation générale et une récupération stratégique. Face au piège d'être réduite à une « mère » et une « femme au foyer », contrairement à une attitude féministe classique qui aurait consisté à le récuser purement et simplement en sachant que cela reviendrait forcément, elle a choisi de l'utiliser. Ségolène Royal usa et abusa pendant toute sa campagne du motif du « en tant que mère », et continue aujourd'hui à le développer quand elle insiste sur la venue de ses enfants juste avant et juste après le cambriolage, quand elle se présente comme une « femme avec foyer » en mettant en avant son appartement familial. Cette tentative de récupération est-elle opérationnelle pour mettre hors-service le motif ? Cela suffit-il à mettre hors-service les autres motifs sexistes ? On peut en douter. Cela pourrait être une stratégie de retournement de la honte en fierté, comme l'ont fait dans l'histoire les « protestants », les « nègres », les « pédés », les « indigènes ». Cela aurait pu être une stratégie de déplacement de l'insulte dans un autre contexte pour en retourner le sens contre l'oppresseur, à la manière de ce que préconise Judith Butler pour les insultes sexistes ou homophobes. La stratégie de récupération de Ségolène Royal ne l'a-t-elle pas au contraire enfermée dans un motif trop puissant pour être retourné, au mois le temps d'une campagne ? Comme le faisait remarquer Cécile Daumas dans « Qui a peur du deuxième sexe ? » (Tapage, Hachettes, 2007), cela n'a-t-il pas au contraire entretenu ce motif ? Ce motif présent dans son discours n'a-t-il pas représenté une porte ouverte, voire donné une légitimité à tous les autres motifs sexistes autrement plus ancrés dans le dispositif discursif de la sexualité ? Empêchés d'utiliser le motif de la mère, mais légitimés dans l'usage d'une thématique sexiste, les adversaires de Ségolène Royal se sont repliés sur le double négatif de la femme nerveuse.

Faire clivage

Surtout, cette récupération stratégique de son sexe n'a-t-elle pas échoué en raison d'une deuxième erreur stratégique : Ségolène Royal en a fait un motif de son vocabulaire, de « communication », sans en avoir fait un vrai thème de débat et de clivage politique. A contrario, l'une des forces d'Obama ne fut-elle pas de donner à la question du clivage racial, au moins dans un premier temps, une place centrale dans le débat politique ? Son histoire personnelle, la minorité à laquelle il pouvait être renvoyée, l'inconfort de sa position de métis, son illégitimité de noir issu de l'immigration et non de l'esclavage, étaient des pièges potentiels qui sont devenus des arguments de sincérité, de vécu, d'expérience à l'appui de ses arguments politiques. En battant ses adversaires sur cette question du clivage racial, il a gagné la légitimité de développer d'autres thèmes en limitant les risques d'être en permanence ramené au premier.
Ségolène Royal sera-t-elle suffisamment féministe pour faire avec le clivage sexuel ce que Obama a réalisé sur la question du clivage racial ? Ce n'est qu'à ce prix que nous pourrons commencer à rentrer dans ce qu'Eric Fassin, nomme la « démocratie sexuelle », où la question sexuelle passera enfin de l'implicite de la petite phrase machiste à l'explicite du conflit politique.


Stéphane Lavignotte est pasteur et théologien. Derniers ouvrages parus : « Au-delà du lesbien et du mâle, la théologie queer de subversion des identités chez Elizabeth Stuart », préface d'Eric Fassin, Van Dieren 2008 et « Vivre Egaux et différents », L'atelier, 2008.

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